Incroyables mais faux : enquête sur ces super contrefaçons qui polluent la planète mode

Les «pingti», imitations de qualité de produits de luxe, envahissent la mode depuis la Chine. Face à une redoutable armée de faussaires qui inonde, en totale illégalité, les réseaux sociaux de contrefaçons plus vraies que nature, les maisons de luxe ripostent.

Suzanne, 45 ans, l'avoue sans honte : elle a failli acheter un faux sac de luxe. Et ce n'était ni sous le manteau sur un marché ni sur AliExpress (le site d'e-commerce chinois), mais bien via Instagram : «Sans vraiment le chercher, je suis tombée sur des vidéos faisant la promotion de faux sacs – la faute à l'algorithme qui avait bien repéré que ce genre de contenus était susceptible de m'intéresser. J'ai repéré un modèle 22, de Chanel, pour 300 euros, alors que le vrai prix avoisine les 5 000 », témoigne avec sidération notre modeuse, acheteuse d'art dans la publicité. Elle ajoute : «Surtout, sur l'image, il ressemblait comme deux gouttes d'eau au vrai, je me suis dit que c'était une affaire !» 

Après une prise de contact rapide sur Instagram avec la vendeuse, une certaine Lilia, les deux femmes échangent directement des messages via WhatsApp. Photos détaillées à l'appui, Lilia déploie son stratagème commercial pour convaincre notre potentielle acheteuse. Devant les hésitations de cette dernière, elle lui propose même une ristourne et un cadeau (un minisac porte-clé). Après réflexion, Suzanne décide pourtant de renoncer : «Entre autres raisons, j'ai eu peur de ne jamais recevoir le sac !» Pourtant, la mystérieuse vendeuse avait tout déroulé : «Un envoi sous sept à quinze jours sous pli DHL discret et un paiement facile via PayPal », lui permettant, selon ses dires, de renvoyer la pièce et de se faire rembourser en cas de déception.

Comme Suzanne, elles sont des centaines, sinon des milliers, à craquer chaque jour sur les réseaux sociaux pour ces « superfakes », des contrefaçons qui reproduisent de manière troublante les it bags les plus désirés du moment. Saint LaurentBalenciagaMiu MiuHermèsBottega VenetaFendi,GucciCeline…, aucune marque n'est épargnée. Et les sacs ne sont, évidemment, pas les seuls produits de luxe concernés – on trouve quantité de marchandises contrefaites : sneakers, souliers, parfums, petite maroquinerie, pièces de joaillerie… Sur TikTok, en passe de devenir le plus grand bazar en ligne du monde, le hashtag #superfake dépasse déjà les 12 millions de vues.

Réseaux sociaux, réseaux complices ?

Les réseaux sociaux, à peine réglementés, sont le terreau de cette économie parallèle illicite. Et les faussaires peuvent compter sur des influenceuses peu scrupuleuses pour séduire le chaland. Certaines font carrément la promotion de copies (plus ou moins réussies) en proposant des vidéos de unboxing (déballage) de leurs soi-disant pépites. Leurs avis ? « Oh my God, la qualité est vraiment trop bonne ! Regardez-moi ça les filles, je suis amoureuse », déclare ainsi Mae à ses 160 000 abonnés. Difficile de savoir si les productrices de contenus comme Mae sont rémunérées ou non, mais pour nombre d'entre elles, ce genre de vidéos, très mises en avant par l'algorithme de TikTok, permet de développer leur audience à peu de frais. Elles aident leurs followers à identifier le meilleur canal pour acquérir un fake, livrant les adresses dans des «liens en bio».

En deux clics et dix minutes à peine, il est ainsi possible de basculer dans un monde parallèle, un circuit ultra-organisé et à peine caché : celui de la contrefaçon de it bags made in China. Et il existe de nombreux sites et groupes de discussion consacrés au sujet, notamment sur Reddit. L'un des fournisseurs les plus cités est la plateforme chinoise d'e-commerce DHgate (plus de quatre milliards de vues pour #dhgate…). Basée à Pékin, l'entreprise met en relation des clients avec des grossistes ou des fabricants, et s'est fait une spécialité du dropshipping (cette pratique controversée qui consiste à importer des produits de Chine pour les revendre ensuite à un client, sans jamais rien stocker, ni gérer la logistique). Dans son dernier rapport datant de 2022, le Bureau du représentant américain au commerce (USTR) avait placé les services et plateformes chinois DHgate, WeChat, AliExpress, Baidu Wangpan, Taobao (Alibaba) et Pinduoduo sur sa liste noire, les répertoriant comme plaques tournantes mondiales en matière de produits contrefaits.

Des fournisseurs ultracompétitifs

Céline (le prénom a été changé), 29 ans, connaît bien le trafic des fournisseurs chinois. Aujourd'hui repentie, cette commerciale dans le digital a, pendant des années, fait venir des faux sacs de marque pour les revendre à une clientèle avide de « luxe à pas cher », via un compte Instagram dédié. Après avoir écumé les marketplaces en ligne, elle avait fini par trouver un fournisseur qui parvenait à fabriquer des faux dont la « qualité » la satisfaisait. Elle raconte : « Nous avions établi une vraie relation de confiance. Je lui passais commande très régulièrement via sa boucle WhatsApp. » L'homme ne lui cachait rien de son mode opératoire : «Il m'envoyait beaucoup de détails, des photos, et même des vidéos de l'usine où étaient produits mes sacs.»

La jeune femme fait alors tourner à plein son juteux business, réalisant des marges de 100 %, sans se poser de question sur l'illégalité de son activité. Seulement avait-elle en tête quelques interrogations éthiques : «C'est vrai que je ne savais pas d'où venaient les matières premières, ni dans quelles conditions de travail les articles étaient produits… Mais sur l'étiquette de l'expéditeur, l'usine semblait située dans la région de Shanghai, pas dans le Xinjiang où sont emprisonnés les Ouïghours », se justifie-t-elle. A-t-elle redouté les conséquences légales de ses actes ? «Pas du tout !» Pourtant, en France, les sanctions pénales peuvent aller jusqu'à 300 000 euros d'amende et trois ans de prison pour les revendeurs… comme pour les acheteurs.

Dans les maisons de luxe, la lutte contre ses conduites répréhensibles s'opère sur tous les fronts. On le sait bien : la valeur d'une pièce de luxe n'est pas uniquement liée à une matière première particulière. Il s'agit d'un savoir-faire, d'un artisanat, d'un art même, mais aussi d'une histoire, d'un patrimoine : les légendes ont un prix. Mais pas seulement. Produire «vrai» a un coût économique, social et humain. Un sac authentique, qui suit une filière strictement hiérarchisée et codifiée, n'a pas le même coût qu'un faux fabriqué en express dans des ateliers chinois non identifiés et non réglementés. Alors comment cautionner cette petite criminalité à grande échelle qui enraie tout un modèle économique ?

Contactée, Chanel, marque iconique s'il en est, se dit «très impliquée dans la lutte contre la contrefaçon», précisant qu'elle «mobilise, sur tous les continents, d'importantes ressources internes et financières, et travaille étroitement avec les autorités, qu'il s'agisse des instances économiques, des douanes ou des forces de l'ordre, pour traquer les coupables.» En 2022, toujours selon la marque, les douanes ont ainsi saisi dans le monde plus de 5 millions de produits Chanel contrefaits. En ligne, où se concentrent les nouveaux faussaires, la lutte s'intensifie. L'année dernière, plus de 520 000 annonces portant sur des produits Chanel contrefaits ont été retirées des plateformes d'e-commerce, et 400 000 posts sur les réseaux sociaux (dont Instagram) ont été supprimés.

Des «vrais-faux» troublants

La fraude n'a rien de nouveau. Selon une étude menée dans l'Union européenne (UE) en 2019, jusqu'à 5,8 % des importations seraient des contrefaçons. En 2021, presque 42 millions de produits contrefaits, toutes marques confondues, ont été saisis par les douanes au sein de l'UE, pour une valeur estimée à… 2 milliards d'euros ! En revanche, ce qui est nouveau – outre l'explosion des ventes via les réseaux sociaux –, c'est le «soin» apporté par les faussaires à leurs produits. Faux numéro de série, fausses cartes d'authenticité, dust bags (housses)siglés, boîtes, emballages : tout y est. Quant au façonnage, il pourrait même, selon certains, défier l'œil des experts les plus avisés.

Tanner Leatherstein est un créateur de contenu très suivi sur TikTok, spécialiste du cuir. Pour sa communauté de 930 000 abonnés, ce trentenaire, basé au Texas et issu d'une famille de tanneurs turcs, publie depuis deux ans des vidéos dans lesquelles il ausculte des sacs de luxe avant de les disséquer entièrement. Le but ? Pointer les produits « valables » et les autres : «Certains superfakes sont très bien fabriqués, notamment parce que de nombreux faussaires se fournissent désormais dans les mêmes peausseries que les plus grandes maisons de luxe.» Il raconte s'être rendu récemment en Chine et avoir visité un marché spécialisé en peaux et cuirs. «Les vendeurs présentaient des faux sacs d'une qualité plutôt médiocre. Mais lorsqu'ils ont vu que j'étais intéressé, ils m'ont conduit à l'étage pour me montrer leurs “bons fakes”. » Tanner l'admet : ces copies vendues 250 dollars étaient assez bluffantes, et dans un cuir de très belle qualité. Les coutures, souvent mal réalisées, faisaient ici illusion : «Éthiquement, je suis contre la contrefaçon. Et puis aussi, lorsqu'on décortique complètement ces sacs, on voit bien que la qualité et les finitions ne suivent pas.»

Victoire Boyer Chammard, experte en authentification chez Vestiaire Collective, le site de référence pour le luxe de seconde main, est du même avis. Les faux, même les mieux faits, restent décelables par les professionnels : «Bien sûr qu'il y a de la contrefaçon qui arrive chez nous, surtout avec le boom de l'occasion. Mais nos experts sont guidés par leur expérience et aidés par des algorithmes de reconnaissance par intelligence artificielle. L'authentification se fait d'abord sur photos, puis en physique dans nos ateliers.» La spécialiste le déplore : certaines clientes sont prêtes à mettre très cher dans un faux sac de luxe «alors qu'elles pourraient s'offrir en seconde main une très belle pièce siglée.»

Sur le marché chinois en ligne, le tarif des répliques (dans le jargon, on dit «rep» pour «replica») proposées par les contrefacteurs varie. Et certaines pièces «d'exception», sur liste d'attente, peuvent atteindre des plafonds astronomiques : jusqu'à 20 000 dollars… Fou ! Mais pourquoi diable acheter un faux quand on peut s'offrir le vrai ? Tanner Leatherstein décrypte : «Pour certaines clientes ultrariches, leurs sacs authentiques, un Birkin d'Hermès par exemple, sont des investissements. Alors, pour ne pas abîmer un modèle unique et personnalisé à 200 000 dollars, elles le placent au coffre et s'en font faire une copie, sans en parler à personne !» Pratique aussi en cas de vol, un peu comme ces propriétaires de tableaux de maître qui gardent leurs chefs-d'œuvre au chaud dans un port franc et en affichent des reproductions au mur de leur penthouse…

La Gen Z, avide de luxe et… de subversion

«Pour moi, la copie, c'est le succès. Il n'y a pas de succès sans copie et sans imitation !», disait Coco Chanel, toujours visionnaire. Mais que penserait la créatrice de légende de cette nouvelle génération qui, à l'image de Céline, notre trafiquante repentie, s'affiche avec un faux sac de luxe sans le moindre sentiment de culpabilité ? Si, hier, on n'aurait jamais avoué que l'on portait un faux, certains en font aujourd'hui une sorte de nouveau snobisme. Pour Serge Carreira, enseignant au master en marketing New luxury & art de vivre de Sciences Po Paris, «cela montre aussi que les jeunes générations entretiennent souvent un rapport désacralisé au luxe. Acheter du faux, s'il a du style, c'est presque subversif, c'est de la provocation». Il analyse également que, dans notre société post-Trump, «la notion de vérité n'est plus un totem. L'attention au paraître semble plus forte que l'attention au vrai».

Sur TikTok, les «dupes», ces versions bas de gamme d'un produit star (maquillage, mode, etc.) font en tout cas l'objet d'une vraie frénésie : #dupes cumule 3,2 milliards de vues ! Comble du comble, les marques elles-mêmes n'hésitent pas à surfer sur la vague du fake, proposant des créations originales «imitant» les copies, façon pied de nez. On pense à Gucci, période Alessandro Michele, lors du défilé homme automne-hiver 2020, avec son sac monogramme estampillé «fake», ou à Balenciaga qui, sous la houlette de Demna Gvasalia, a souvent recours à un discours «méta» sur la mode.

Le but ? Apporter un commentaire ironique sur la fashion elle-même et ainsi entretenir une connivence avec une génération volatile. Les penseurs de la mode y voient une mise en abyme cérébrale et plutôt fun. Mais surtout, in fine, l'affirmation du superpouvoir d'influence des marques, toujours habiles à digérer les distorsions. Serge Carreira confirme que ce phénomène révèle avant tout leur formidable pouvoir statutaire : «Les grandes marques globales restent hautement désirables.» Et la créativité, qui est le nerf de la guerre, est du côté des vrais. Les fakes, super ou non, resteront à jamais des répliques sans génie – et sans âme. Un des gros défauts du faux.

Sursa
Séverine Pierron, Le Monde
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